Avant
 de s'attaquer au cœur du sujet, il me parait très important de rappeler
 que dans la culture populaire, la juxtaposition du mot Art et de 
l'adjectif martial (de Mars, dieu de la guerre : qui dénote une attitude
 belliqueuse) est souvent faite afin de décrire spécifiquement et 
séparer les systèmes de combat orientaux, en particulier japonais de 
ceux issus d'autres pays. On peut bien évidemment se questionner sur la 
pertinence d'un tel choix sur les raisons ayant conduit à l'utilisation 
d'une telle expression puisque l'Occident lui-même n'a jamais été en 
reste en ce qui concerne les techniques guerrières. Les nations 
européennes à géographie variable ont de tout temps été en conflit les 
unes avec les autres, et ce, jusqu'à très récemment. Pourtant, malgré 
cet héritage et les efforts de quelques groupes d'amateurs, il est 
beaucoup plus rare de voir des individus passer leur weekend à manœuvrer
 de lourdes épées à deux mains sous des armures de plates que des 
pratiquants nu-pieds en pyjamas blancs. L'aspect récréatif des 
disciplines guerrières occidentales existe pourtant lui aussi depuis des
 lustres avec en particulier les fameux lutteurs grecs et les jeux de 
l'Olympe.
Quoi de neuf sous le soleil donc ? Pourquoi, dans ce contexte martial
 déjà fourni, a-t-on vu se développer une soif aussi intarissable pour 
les disciplines martiales extrême-orientales ?

A mon avis, il faut en fait chercher la raison non pas dans les 
points communs entre les disciplines, mais bien dans ce que les 
pratiques martiales japonaises avaient d'inédit par rapport aux autres. 
Évidemment, c'est bien de leur part morale/religieuse intrinsèque dont 
je veux parler et le fait que dans ces disciplines, elle est intimement 
liée à l'aspect purement physique, comme les deux côtés d'une même 
pièce. La différence marqua d'autant plus les Occidentaux que jusque-là,
 même les deux ennemis jurés, Science et superstition religieuse 
s'entendaient au moins (mais pour des raisons différentes) sur le fait 
que corps et esprit étaient totalement distincts. Ces qualités 
intrinsèques des Budo aux yeux des Occidentaux leur ont donc fait 
mériter la qualification d'Art.
D'un point de vue purement physique à présent, on peut également 
citer la part de répétition chorégraphiée (kata, 型) et l'absence de 
compétitions qui font que l'on différenciera les « Arts martiaux » des «
 disciplines » martiales ou des « sports » martiaux.
Il
 est en outre intéressant de noter que ces pratiques qui sont plusieurs 
fois centenaires n'ont été introduites en Europe que très tardivement, 
bien après que les premiers contacts commerciaux et politiques entre 
l'Europe et le pays du soleil levant aient commencé. À mon sens, ceci 
est peut-être dû à deux principaux facteurs. L'un est le protectionnisme
 évident des Japonais vis-à-vis de leurs « secrets », en particulier 
guerriers. Même au sein du Japon, la transmission des techniques de 
guerre secrètes au sein des koryu (古流) se faisait de façon extrêmement 
sélective et stricte. Je tiens cependant à noter que le sujet qui nous 
intéresse aujourd'hui est bien la diffusion des budo et pas la 
transmission ou non des koryu. L'autre raison, à mon avis encore plus 
importante, est que pendant tout ce temps, les Occidentaux n'étaient 
peut-être pas « prêts » à recevoir l'enseignement proposé ou bien n'y 
voyaient pas l'intérêt que nous et nos contemporains, y portons.
De nos jours, en temps de paix, la recherche est différente, 
l'efficacité est secondaire et le façonnage de l'homme est plus 
important que celle de ses techniques de survie. Ceci est étonnamment 
proche avec ce qui s'est passé au Japon au lorsque le Bakufu (幕府) des 
Tokugawa (徳川, 1603-1867) assurait une relative stabilité et la paix dans
 tout le Japon.

N'ayant plus à être applicables uniquement sur le champ de bataille, 
mais dans des situations plus variées (en duels, à la cour, etc.), les 
arts martiaux purent donc se diversifier et s'enrichir. Pour des raisons
 de caste et de stricte étiquette, les Samouraïs (侍), qui n'avaient plus
 à se battre en ces temps de paix, n'étaient pourtant pas autorisés à 
exercer un autre métier que celui de la guerre. Au même titre qu'en 
Grèce bien avant ou à la Renaissance en Europe, la réflexion des Bushis 
(武士) est née de l'oisiveté engendrée par leur charge. La brutalité put 
faire place au raffinement et l'efficacité martiale au développement 
personnel. A titre d'exemple, Yamamoto Tsunetomo (山本 常朝), l'auteur du 
livre de référence sur le Bushido (武士道): Hagakure (葉隠) compilé entre 
1709 et 1716 ne s'est très probablement jamais trouvé sur un champ de 
bataille.
Une question importante : peut-on pourtant appliquer ce parallèle à 
notre situation en Europe au moment où les arts martiaux japonais 
s'implantèrent ? Je le pense évidemment. Chez nous, à une époque où les 
canons et les avions avaient remplacé les sabres et les chevaux, et 
après une guerre mondiale où tous s'étaient accordés à dire « plus 
jamais ça », la voie était donc devenue libre pour que le message des 
Budo passe sans plus trop souffrir trop de leur encombrant carcan 
martial. On ne se préparait donc plus à la guerre, mais bien à la paix. 
On cherchait à devenir un être meilleur, plus juste, via l'exécution et 
le polissage inlassable de techniques de combats codifiées et qui pour 
beaucoup, n'avaient pas subi l'épreuve pratique du champ de bataille 
depuis bien longtemps. L'engouement fut total.

 
Si
 l'on veut remonter au plus loin dans l'implantation des Budo (武道) en 
Europe, il faut s'attarder sur un des plus célèbres personnages de son 
temps et qui s'illustra à plusieurs reprises par son utilisation de 
techniques de combat « exotiques » et « justes » face à des rufians sans
 foi ni loi. Je veux bien sûr parler du grand Sherlock Holmes et de son 
Bartitsu (Écrit « baritsu » dans le livre, un art martial qui sauva 
maintes fois Holmes et de la façon la plus notable lorsqu'il eut à faire
 face à son ennemi juré, le professeur James Moriarty dans « The Final 
Problem »). Sir Arthur Conan Doyle, le créateur de Holmes, avait en fait
 été en contact avec un certain Edward William Barton-Wright, un 
ingénieur Anglais qui avait passé trois ans au Japon et était retourné 
en Angleterre en annonçant la création d'un nouvel art d'auto défense, 
ceci dès 1898. Il fut sans doute le tout premier occidental à enseigner 
un art martial en Europe. Son approche était révolutionnaire et 
consistait en un mélange total des genres et des disciplines et il fut 
le tout premier organisateur de combats de « mixed martial arts », ce 
qui le fit précéder Bruce Lee et son Jeet Kune Do ainsi que la famille 
Gracie de bien 70 ans. Après le travail de quelques pionniers comme 
Barton-Wright, ce fut au tour d'instructeurs japonais de venir en Europe
 pour enseigner. De façon encore plus significative, ce sont les 
systèmes grandement influencés par la pratique des arts martiaux 
japonais créés par des instructeurs tels que Bill Underwood et William 
Fairbairn qui deviendront les bases du « close-combat » et qui seront 
pratiqués par la majeure partie des armées occidentales à partir de la 
Seconde Guerre mondiale et durant tout le 20e siècle.
Documentaire sur le Bartitsu
C'est
 ce nouveau pragmatisme qui fut instrumental à la diffusion incroyable 
des arts martiaux Japonais en Europe alors que les formes locales telles
 que la boxe, l'escrime, la canne ou la savate avaient depuis longtemps 
déserté les rues aux profits des salons mondains en devenant des sports,
 cette activité récente développée au sein de l'élite sociale de 
l'Angleterre industrielle du XIXe siècle et sensée être bénéfique pour 
le corps. La grosse différence entre le sport antique et ce sport 
moderne tenait à la notion de « record ». Philippe Lyotard, un historien
 de l'université de Montpellier dit à ce sujet : « Il y a une coupure 
très nette entre le sport moderne et le sport antique : c'est la notion 
de record (et donc de performance). Le record et la performance 
expriment une vision du monde qui est profondément différente entre les 
Grecs et les modernes. La culture du corps est différente. Pour les 
Grecs, cette culture est rituelle, culturelle, d'inspiration religieuse,
 pour les modernes, le corps est une machine de rendement. » Nous voici 
donc précisément sur le point le plus important en ce qui concerne ce 
que les arts martiaux avaient à proposer.

 
On pourrait même finalement presque parler d'un « retour aux sources »
 du sport antique via le truchement d'une discipline étrangère. 
Évidemment, en plus de l'attirance purement physique, c'est le côté « 
gentleman » des combattants de l'époque qui a été séduit par le message 
un brin nombriliste de perfection et de recherche de soi des arts 
martiaux japonais. L'artiste martial est donc axé sur sa propre personne
 et cet égocentrisme qui n'est pas nouveau est toujours autant 
d'actualité, la lecture de ce blog et de celui de mes collègues ne 
laissera aucun doute à ce sujet. L'esprit chagrin pourra donc remarquer 
qu'en Arts martiaux tout comme en sport, on s'écharpait donc toujours 
joyeusement, car l'efficacité était au centre de la recherche, mais 
cette fois, on le faisait tout en se regardant le nombril...
On l'a donc vu, les deux aspects dualistes des arts martiaux 
Japonais, l'efficacité martiale et la volonté de devenir meilleur 
trouvèrent des échos très rapidement en Occident, la machine était 
lancée et une nouvelle industrie créée. Au-delà des bénéfices de la 
pratique de telles disciplines, leur exotisme achèvera d'attirer 
l'attention des foules. C'est d'ailleurs à cette époque que les premiers
 récits au sujet de l'extrême orient font vibrer les foules avec en 
particulier les travaux d'écrivains expatriés tels que l'Irlandais 
Lafcadio Hearn ou Arthur May Knapp. C'est donc peu surprenant de 
constater l'expansion des arts martiaux japonais à une époque ou c'est 
l'occident tout entier qui s'enthousiasme pour l'Orient.

La
 différence entre Budo et sport est donc clairement établie, mais comme 
souvent, on va s'apercevoir que tout n'est pas si simple. Effectivement,
 un autre phénomène à ne surtout pas laisser de côté est l'orientation 
progressive du Budo vers le « sport » dans sa définition moderne. Ce « 
glissement » est d'ailleurs vertement critiqué par les aficionados de 
techniques « ancestrales ». La critique est bien entendu fondée, mais il
 ne faut tout de même pas oublier que c'est cette mutation qui a permis 
la diffusion des arts martiaux comme le Karaté et le Judo pour ne citer 
que ces deux-là. On fustige bien souvent « la culture de masse » et le «
 pratiquant lambda » en oubliant volontiers que l'extrême majorité 
d'entre nous est composée de pratiquants lambda qui n'auraient jamais 
mis un pied sur un tatami si le phénomène que nous renions n'avait pas 
eu lieu. N'en déplaise à ceux qui nourrissent des fantasmes guerriers et
 se croient supérieurs aux autres pratiquants qu'ils qualifient donc de «
 lambda », nous sommes, à très peu d'exceptions près, tous des guerriers
 du dimanche. C'est d'autant plus marquant que les grands budoka 
eux-mêmes sont allés dans cette direction. La relation entre Jigoro Kano
 et le baron de Coubertin (
voir la lettre)
 est un exemple flagrant, le premier allant même jusqu'à modifier les 
règles du randori en 1909 après une rencontre avec le baron, très 
vraisemblablement dans le but de faire entrer le Judo au sein des 
disciplines olympiques. Le maître Ueshiba lui-même a bien adopté ensuite
 le système de ceintures développé par Kano.
Je souhaiterais terminer par un aspect que l'on pourrait avoir 
tendance à oublier ou occulter : le message religieux des arts martiaux.
 Qu'ils soient baignés dans le Shintoïsme, le Bouddhisme ou le Zen, tous
 les arts martiaux japonais ont en commun ce message moral et religieux.
 À une époque où les religions monothéistes déclinent en Europe, il est 
donc logique que les gens cherchent des réponses ailleurs à leurs 
questions existentielles et métaphysiques. Puisque l'homme semble avoir 
des difficultés à se créditer lui-même d'une moralité intrinsèque 
(pourtant totalement involontaire et explicable en termes de bénéfices 
évolutionnaires), il a fallu qu'il remplace les règles imposées par les 
religions par autre chose, probablement de peur que la bête en lui ne se
 déchaîne en l'absence de chaînes dogmatiques. L'un de ces ersatz est 
l'idéal du Bushido. Cela dit, on peut considérer comme un grand progrès 
moral le fait que dans les arts martiaux japonais, ce n'est pas une peur
 de la punition divine qui pousse un individu à être bon, mais bien un 
désir d'harmonie émanant de l'individu lui-même. Étrangement, on voit à 
présent l'apparition de nouveaux systèmes de combats se sentant obligés 
de se donner une respectabilité via la religion. Je me souviens encore 
de l'expression employée par Mikhail Ryabko (un des grands promoteurs du
 Systema) disant : « Il n'y a pas d'athées dans les tranchées ». 
L'influence du Catholicisme dans le Systema est évidente, en particulier
 si l'on s'approche des instructeurs vivant toujours à l'Est. La 
religion est-elle nécessaire pour apprécier le Systema ? Je ne le pense 
pas. Je ne crois pas non plus que monsieur Ryabko soit le genre 
d'individu qui prône à tendre l'autre joue. Mais ceci est un tout autre 
débat que je traiterai plus tard...
Pour conclure, je tiens à souligner que même si les arts martiaux 
sont arrivés relativement tardivement en occident et ont réussi à 
l'influencer de façon significative, on peut dire que le contraire est 
vrai également. Le développement des budos vers la moitié du 20e siècle a
 achevé la mutation des arts martiaux vers une pratique plus accessible,
 plus universelle et aussi plus riche mentalement au-delà du bagage 
technique. Pourtant, il est très possible que l'ouest ait influencé 
l'est sans le savoir, car il est évident que des gens comme les maîtres 
Ueshiba, Funakoshi et Kano ont été influencés, entre autres, par la 
pensée humaniste occidentale et la vision moderne du sport lors de la 
création de leurs disciplines. C'est peut être pourquoi le message 
d'arts martiaux comme l'Aikido nous semble si pertinent à nous 
Occidentaux et résonne chez nous peut être même plus fort que dans son 
pays d'origine. Enfin, même si les arts martiaux japonais ont fait 
office de précurseurs à la nouvelle recherche martiale occidentale, 
c'est aujourd'hui de nombreuses disciplines provenant de bien des pays 
différents qui déferlent sur l'Occident (Kung Fu, Taekwondo, Viet vo dao
 etc.). Il sera, je pense, très intéressant de voir comment les arts 
martiaux évoluent dans les décennies à venir maintenant que le meilleur 
de l'ouest et de l'est peut être mis dans le même creuset. Lors de cette
 évolution, on perdra peut-être un peu de technique, ou de pureté mais 
je pense sincèrement que le bénéfice pour l'homme en vaudra la peine.