Photo Eric Savalli
Quand avez-vous commencé à pratiquer l'Aïkido?
La première fois que j'ai entendu parler de l'Aïkido c'était au lycée par un de mes aînés. Il avait même fait une petite démonstration dans la cour qui m'avait épaté. (rires) J'aimais bien ce nom d'Aïkido, ce qu'il en avait dit, cette façon de réagir à la violence par la non-violence. Ca m'avait interpellé. Il avait parlé de techniques très variées avec des sabres des bâtons. Ca avait un côté un peu magique pour le gamin que j'étais. Mais j'ai véritablement découvert l'Aïkido quelques années plus tard, en 1968.
Qui a été votre premier enseignant?
Mon premier maître a été Masamichi Noro. J'ai eu la chance de faire mes premiers pas en Aïkido avec lui dans son dojo qui se trouvait à l'époque en plein Pigalle. C'était un dojo typiquement japonais donc ça contrastait avec le quartier animé qu'on traversait avant d'arriver au dojo. (rires)
Maître Noro avait une personnalité très forte et un Aïkido très impressionnant. J'ai été enthousiasmé dès que je l'ai vu et j'ai travaillé chez lui une dizaine d'années dont les deux dernières en tant qu'assistant particulier.
Noro Masamichi
En quoi consistait la charge d'assistant de maître Noro?Ca consistait déjà à être son partenaire dans tous ses cours. C'est le meilleur apprentissage! Ca consistait aussi à être présent au dojo tous les jours et à y donner des cours collectifs et privés.
Qu'est ce qui vous a le plus marqué dans la pratique de Noro senseï?
Maître Noro a toujours eu un don pour le mouvement. Il avait un sens inné du geste. Son travail était très esthétique et puissant à la fois. Ce mélange des deux était intéressant.
C'est quelqu'un qui avait une liberté dans son corps qui était vraiment impressionnante. C'est une qualité qui se retrouvait dans son enseignement et qui m'a servie par la suite parce que ça m'a permis de m'adapter rapidement aux différentes situations. Lorsque par la suite j'ai rencontré maître Tamura ça m'a aidé à m'adapter très vite à sa forme de travail. Quand j'ai fait du Wing Chun j'ai aussi pu très vite m'adapter aux formes de ce style. Et quand je suis allé à Iwama je me suis encore adapté rapidement. Je pense que c'est de lui que je tiens cette capacité. Est-ce que déjà à votre époque il y avait une ébauche dans la pratique de Noro senseï de ce qui allait devenir le Kinomichi?
Sur les dernières années oui. Il était déjà dans cette recherche, il était en contact avec des gens très divers, travaillait sur l'énergie, etc… J'étais intéressé par sa démarche mais j'étais beaucoup plus jeune et j'avais envie de rester dans le domaine martial qu'il était en train de quitter. Ca a été la raison de mon départ.
Kinomichi par maître Noro
C'est à cette époque que vous avez rencontré Tamura senseï?Oui, j'ai continué mon expérience et j'ai fait une autre rencontre c'était maître Tamura.
Là aussi le courant est passé très très vite. J'ai tout de suite apprécié sa maîtrise technique. Son Aïkido concis aux formes plus courtes avec des techniques très directes contrastait par rapport à celui de maître Noro qui était très large, très grand, avec beaucoup d'expansion.
Et puis surtout, au-delà de ça, ses grandes qualités de cœur. La personne en elle-même m'a immédiatement séduit. J'ai eu la chance qu'il m'accepte aussi comme élève et je l'ai suivi de façon intensive pendant plusieurs années. A l'époque il y avait des stages particuliers pour enseignants qui duraient une semaine et que je suivais toujours, ainsi que des stages ouverts à tous en France et à l'étranger. J'étais toujours présent et j'ai pu passer énormément de temps auprès de lui puisque je dormais dans le même hôtel, partageais les mêmes repas, lui pliais ses hakamas, portais son sac, etc…
J'étais assez proche de lui à cette époque et ça a duré quatre ans. Après ça j'ai déménagé sur la Bretagne et le système de stage d'une semaine ne s'est pas prolongé donc les choses ont évoluées différemment et je l'ai vu de façon plus épisodique.
Vous avez mentionné la technicité de maître Tamura or il est parfois critiqué sur ce point…
Moi je pense que son travail est très très subtil. Il y a certainement beaucoup de gens qui portent des commentaires mais ils ne doivent pas avoir le bon regard.
Il y a chez lui cette subtilité dans le travail, cette façon intelligente d'appliquer les techniques par rapport à sa morphologie, aux situations. Souvent les gens ont une vision un peu figée de l'Aïkido. Alors c'est vrai qu'il y a des bases, des choses qu'il faut respecter sous peine de faire n'importe quoi car comme en musique on ne peut pas improviser comme ça, il faut travailler les gammes. Mais après ça c'est libre, l'Aïkido c'est un principe que chacun va exprimer. Ce n'est pas une technique, la technique sert à comprendre le principe. Ce que maître Tamura dégage à travers sa pratique ce sont les principes de l'Aïkido.
Tamura Nobuyoshi
Finalement vous avez rencontré Saïto senseï.Non je me suis d'abord tourné vers la pratique des arts martiaux chinois. A l'époque je me posais des questions sur l'aspect concret de l'Aïkido et je voulais aussi aller voir un peu ailleurs. J'avais fait quelques expériences avant en Judo et Karaté et j'avais aussi en parallèle pratiqué le Iaï pendant pas mal d'années. Mais cette fois je me suis tourné ver les arts martiaux chinois qui m'attiraient depuis pas mal de temps. J'ai découvert le Wing Chun et j'ai travaillé quatre ans avec un maître chinois qui vivait à Londres. J'allais le voir et l'invitait régulièrement dans mon dojo. C'était un travail spécifique que je proposais à mes élèves les plus anciens.
Nino Bernardo, le maître, était chinois mais portait un nom portugais parce qu'il était originaire de Macao. Il était l'élève et représentant pour l'Europe de Wong Shun Leung, un élève direct de Yip Man. C'était un spécialiste du Chi Sao, le travail de l'énergie avec les mains. C'étaient des formes un peu différentes mais je trouvais beaucoup de points communs avec l'Aïkido dans cette pratique. Le travail sur la ligne centrale, prendre le centre de l'adversaire, etc… A un moment j'ai même été assez tenté de faire un lien entre les deux.
J'en avais parlé avec mon maître mais je me suis aperçu que mon niveau en Wing Chun n'était pas suffisant, que c'était trop tôt, mais surtout que chaque discipline a ses spécificités et qu'à moins d'être un génie ce n'est pas évident de faire des mélanges comme ça. Et pour le coup je suis loin d'être un génie. (rires)
Est-ce que la pratique du Wing Chun a changé quelque chose dans votre Aïkido? Et si oui est-ce qu'il en reste quelque chose aujourd'hui?
J'ai trouvé beaucoup de points communs avec la pratique d'Iwama dans la mesure où on y vise aussi à ne pas laisser d'ouvertures et où on travaille beaucoup sur le fait de contrôler le centre du partenaire. Le Wing Chun m'a probablement permis de déceler ça très vite et d'avoir un regard nouveau sur l'Aïkido, notamment ce que montrait maître Saïto. Peut-être que ça m'aurait échappé avant mais ce sont des détails qui étaient très présents dans sa pratique et qui m'ont frappé tout de suite.
Photo Eric Savalli
Le Wing Chun a largement fait ses preuves en tant que méthode de self-défense. Pensez-vous que l'Aïkido a ce même potentiel?
Pratiqué d'une certaine façon l'Aïkido peut être une self-défense. Mais ce n'est pas juste une question de technique, il y a d'autres choses qui interviennent. C'est aussi une question de personnalité, de confiance en soi, de force mentale. La discipline ne suffit pas, c'est une question d'individu avant tout.
Finalement après cette période où vous avez pratiqué le Wing Chun vous avez rencontré Saïto senseï?
Oui c'est cela. Maître Saïto ne m'était pas inconnu bien sûr. Comme beaucoup de gens de ma génération j'avais découvert son enseignement à travers ses premiers livres et premiers films, films super8 à l'époque. On s'en servait pour notre pratique, en particulier des armes.
Quand j'ai rencontré maître Saïto ça a véritablement été une révélation pour moi. J'ai eu la chance dès le premier stage de passer entre ses mains et qu'il me prenne plusieurs fois comme partenaire. Chose que, je l'ai appris par la suite, il faisait très rarement. Là j'ai senti. Parce qu'entre comprendre avec une vidéo et sentir il y a un monde. Là j'ai donc senti toute la mesure de sa maîtrise et de son contrôle.
Je lui ai été présenté et il m'a tout de suite accepté comme uchi-deshi. Quelques mois plus tard j'étais dans le dojo du Fondateur à Iwama. Après j'ai travaillé avec lui pendant une dizaine d'années. Je le suivais partout dès qu'il venait en Europe, je l'ai invité moi-même trois fois en France pour des grands stages, mais surtout pendant ces dix années je suis allé au Japon une vingtaine de fois. J'y allais en moyenne deux fois par an pour y faire des séjours en tant qu'uchi-deshi qui variaient d'un mois à une dizaine de jours. Tous les cinq six mois j'étais là-bas.
Saïto Morihiro et Daniel Toutain (Iwama)
Photo Eric SavalliQuand vous êtes allé dans le dojo d'Iwama du Fondateur vous avez dû ressentir quelque chose de très spécial j'imagine.
Bien sûr c'est un dojo que j'avais vu en film comme beaucoup de gens. Mais il y régnait une atmosphère très particulière et je ne vous cache pas que j'avais carrément la chair de poule quand j'ai passé la porte. J'étais comme dans un rêve, sur un petit nuage. (rires)
Et imaginez les entraînements dans ce dojo chargé d'histoire et d'énergie! N'importe qui sentait qu'il y avait quelque chose d'unique. Voir Saïto senseï qui s'était entraîné là continuer à perpétuer l'enseignement du Fondateur était un privilège. Imaginez l'intensité des cours lorsqu'il était présent, au centre du dojo, devant un petit groupe d'élèves, en train d'observer et corriger chaque geste. C'était quelque chose d'exceptionnel. Quand je rentrais en France je ressentais toujours un grand vide, un grand manque.
Qu'est ce que vous pensez qu'Osenseï a apporté aux arts martiaux?
C'est une bonne question. (rires) Je pense qu'il y a dans l'Aïkido et ses principes quelque chose d'universel. Parfois les arts martiaux "classiques" sont assez marqués par la culture et l'époque où ils sont nés. Mais je trouve que l'art du Fondateur se situe au-delà du temps et des frontières. Ses principes peuvent toucher tout le monde.
Maintenant je voyage beaucoup puisque je donne des stages dans différents pays. Je peux passer de la Russie à l'Afrique du nord d'un week-end à l'autre et il y a parfois des contrastes assez forts. Mais je m'aperçois d'autant plus que l'Aïkido peut toucher tous les êtres humains. Osenseï parlait d'ailleurs d'art de la paix et de réunion des êtres humains. Aujourd'hui plus que jamais c'est malheureusement un message d'actualité
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Comment définiriez-vous l'Aïkido?
Le but de l'Aïkido est de s'harmoniser avec l'autre. Mais attention il y a souvent confusion, beaucoup de gens demandent à l'autre de s'harmoniser à soi. (rires) Il y a un déjà là un faux départ.
Le but de l'Aïkido est de s'harmoniser à l'autre. Cela signifie qu'il faut s'adapter à une situation dont on ne peut pas changer les circonstances. Si on transpose cela dans la vie de tous les jours il est évident qu'on ne peut pas modifier les évènements. Par contre on peut changer sa façon d'y répondre, d'y réagir. C'est là qu'interviennent les principes de l'Aïkido.
Et les techniques sont là pour comprendre comment procéder. L'aspect physique est symbolique mais permet à force de répétitions, de travail, d'intégrer dans l'inconscient des principes qui seront spontanément appliqués dans la vie de tous les jours. Parce qu'en situation d'urgence on ne réagit pas avec ce que l'on a compris mais avec ce que l'on a complètement intégré au fond de soi.
La moralité de l'Aïkido est de répondre à la violence par la non-violence. C'est un art martial mais qui est non-violent. Ce ne sont donc pas des techniques qui doivent être efficaces pour détruire l'autre. Ce n'est absolument pas le but de l'Aïkido. L'Aïkido est une voie de réalisation personnelle. C'est pour cela qu'avec l'Aïkido on ne peut pas dire qu'on a un objectif précis à atteindre. Ce n'est jamais fini, c'est une remise en question et une recherche de progrès permanents puisque c'est par rapport à soi et non pas aux autres que l'on travaille. Le Fondateur disait que l'Aïkido est comme le miroir de soi. Mais il ne faut pas confondre, pas un miroir pour s'admirer. (rires) Un miroir pour se corriger, pour s'améliorer.
Il existe aujourd'hui beaucoup de courants différents en Aïkido. Qu'en pensez-vous?
Je suis ouvert à toutes les recherches à partir du moment où il y a une démarche sincère et surtout cohérente, c'est-à-dire que le discours correspond à la pratique. A partir de là chacun à la liberté. Je ne me permettrai aucun jugement par rapport à ce que font les grands maîtres. Je n'ai qu'une humble position de respect et d'étudiant.
Mon maître, Saïto senseï, enseignait l'Aïkido du Fondateur qui a été son seul maître pendant 23 ans. Je me souviens très bien que le premier jour où je suis arrivé à Iwama, une des premières choses qu'il m'ait dite c'est: "Ici je n'enseigne pas mon style d'Aïkido, je n'ai pas créé d'autre style, je n'ai pas cette liberté. J'enseigne dans le dojo du Fondateur donc je me dois d'enseigner ce que lui enseignait.".
Saïto senseï était très strict sur des points précis sur lesquels maître Ueshiba insistait. Il était intransigeant sur cela car il considérait que le kihon, le travail des bases, était fondamental. Mais en même temps il nous disait que tout ça nous amenait petit à petit au travail en ki no nagare qui est plus fluide, et qu'enfin tout cela débouchait sur quelque chose que le Fondateur appelait Takemusu Aïki, c'est-à-dire la possibilité de créer des techniques sans fin comme une source qui ne se tarit jamais. D'ailleurs maître Saïto nous disait que sur la fin de sa vie Osenseï parlait plus de Takemusu Aïki que d'Aïkido. Et il ajoutait "Après vous pourrez créer votre propre Aïkido à partir de là. Ce sera Takemusu Aïki, vous aurez votre propre forme."
Il y a donc sans doute des gens qui ont déjà atteint ou dépassé ce stade et qui créent d'autres choses. Tant que les principes de l'Aïkido sont conservés on peut considérer que c'est de l'Aïkido. J'ai trouvé que d'autres maîtres, notamment Nishio senseï, avaient des recherches et pratiques très intéressantes. Qu'est ce qui vous a le plus impressionné chez maître Saïto?
Saïto senseï avait un sens incroyable du timing. Je retrouve quand je regarde ses vidéos la façon de bouger d'Osenseï dans le timing. Quelle que soit la vitesse d'attaque on ne le voit jamais se précipiter, accélérer pour faire une technique. Il est toujours dans le temps sans se presser, avec une grande facilité. Et pour être passé dans ses mains je sais qu'en même temps dans les gestes qu'il exécutait il y avait une grande puissance. C'était comme une montagne en mouvement. Aujourd'hui Saïto senseï est ma référence mais j'ai aussi été impressionné par les maîtres Noro et Tamura que j'ai suivis et qui ont été mes modèles pendant des années. C'est grâce à eux que j'ai continué l'Aïkido. Ils m'ont apporté beaucoup et j'aurai toujours beaucoup de reconnaissance pour eux.
Photo Eric Savalli
Pourquoi maître Saïto a-t-il appelé sa pratique Iwama ryu Aïkido?
Saïto senseï disait: "Voilà, le Fondateur de l'Aïkido pratiquait comme ça." Il pouvait démontrer comment sa pratique avait évoluée pendant les vingt-trois ans où il l'avait côtoyé. Il insistait aussi sur le fait qu'Osenseï ne faisait pas de distinction entre le travail à mains nues et celui aux armes qui étaient une seule et même chose. Le ken ou le jo étaient de l'Aïkido. C'est pourquoi il les appelaient Aïkiken et Aïkijo. Il ne faut d'ailleurs pas faire de confusions avec d'autres écoles. Il y a beaucoup d'écoles de sabre, de bâton, toutes aussi respectables les unes que les autres, mais qu'il ne faut pas mélanger avec ce que le Fondateur avait créé.
C'est cet ensemble que Saïto senseï nous transmettait. Il a utilisé le nom d'Iwama ryu Aïkido pour faire cette distinction dans tout ce qui est présenté sous le nom d'Aïkido.
Saïto a-t-il apporté quelques évolutions à ce qu'il a reçu?
Oui, dans sa pédagogie. Je vais vous donner un exemple. L'enseignement des armes par exemple tel qu'on le perpétue aujourd'hui a été codifié par lui. Il a décomposé les mouvements pour que les gens puissent comprendre ce qu'ils font et pratiquer sans se blesser avant de passer à un stade plus dynamique.
Lorsqu'on débute la pratique de l'Aïkiken ou l'Aïkijo dans les enchaînements à deux, chacun fait un mouvement à tour de rôle. Ainsi il est possible de corriger et comprendre les détails du mouvement, apprendre à se placer, etc… Après ça on passe à la forme awase, c'est-à-dire l'harmonisation avec le partenaire, toujours en marquant des pauses entre chaque technique. Finalement on entre dans une forme totalement fluide où l'Aïkido est un et où il n'y a plus de décomposition.
Saïto senseï avait appris directement sous cette forme avec le Fondateur parce que c'était l'enseignement traditionnel. Ca se faisait de maître à élève et le travail se faisait dans le non-dit, dans la sensation. Le maître guidait l'élève. Evidemment cette forme d'enseignement n'est plus possible dès que l'on a affaire à un large groupe donc maître Saïto a commencé à codifier cela.
Saïto senseï avait d'une manière générale un sens de l'organisation dans l'enseignement que je n'ai jamais vu ailleurs. C'était vraiment un génie de la pédagogie et tous ceux qui l'ont approché en ont été frappés car il avait l'art de simplifier les choses compliquées pour les rendre accessibles à tous. C'est pourquoi les cours de pédagogie me font un peu sourire. Dans mon parcours j'ai souvent rencontré des gens qui compliquaient à merveille des choses simples. (rires)
Je crois qu'on a eu la possibilité d'accéder un peu plus aux détails du travail de maître Ueshiba grâce à Saïto senseï.
Saïto Morihiro et Daniel Toutain (Iwama)
Saïto senseï est réputé pour sa sévérité. Comment cela se passait-il au quotidien?Il était très strict, très sévère. Il pouvait parfois vraiment se fâcher, crier sur une personne pour des erreurs techniques. Et tous ceux qui sont allés à Iwama connaissent le fameux "dame". Mais par contre il ne criait jamais sur l'individu mais sur la faute. Ses réprimandes étaient axées sur l'erreur et non pas sur la personne en tant que telle.
A certaines périodes de l'année lors des cours d'armes du matin on était parfois que dix ou quinze. Certaines fois il nous a donné cours dans la journée alors qu'on était que quatre ou cinq. Imaginez-vous pratiquer sous le regard plus qu'attentif et puissant d'un maître comme lui. Ca créait une grosse pression et on mettait le meilleur de nous-mêmes. Sa présence était très forte. Il y avait une grande intensité.
Vous avez subi beaucoup de "dame"?
Ah des "dame" j'en ai eu effectivement. (rires) Mais l'histoire des "dame" ça devenait drôle. Le soir chacun demandait à l'autre "Combien de "dame"?". Mais en fait c'était bon signe. C'était des corrections et on positivait cela. J'en mériterais sûrement encore. (rires) Avez-vous vous-même changé quelque chose par rapport à l'enseignement de Saïto senseï, dans l'enseignement ou la technique?
Je suis fidèle à sa façon d'enseigner mais forcément j'y amène ma personnalité.
Dans sa pédagogie maître Saïto a donné des clés dont je me sers, et j'essaie à mon tour d'y apporter des choses en respectant les principes. Mais toujours pour arriver à cette forme où l'Aïkido est fluide, instantané, et doit s'adapter à la situation du moment dans une liberté totale.
Photo Eric Savalli
Un travail physique comme la musculation ou le stretching sont-ils importants dans la pratique de l'Aïkido?
L'Aïkido en lui-même est complet, surtout quand on travaille les armes. Tout ce dont a besoin pour l'Aïkido est présent dans sa pratique. Même dans les techniques à mains nues il y a un travail musculaire quand on travaille avec densité, avec une certaine rigueur dans les saisies et le placement des hanches. Maintenant qu'à côté on fasse de la musculation ou du jogging, ce n'est pas incompatible. Mais ce n'est pas nécessaire pour l'Aïkido. C'est autre chose qui n'a rien à voir.
Faire de la musculation pour être plus puissant en Aïkido est une erreur. On ne parle pas de puissance musculaire, on parle de kokyu. C'est autre chose. Jai vu des petites japonaises toutes frêles à Iwama avoir un kokyu fantastique parce qu'elles étaient ancrées dans le sol, que la technique était faite au bon moment. Sinon l'Aïkido serait réservé aux culturistes.
Un point sur lequel Saïto senseï insistait beaucoup, et il citait le Fondateur, était que l'Aïkido était fait pour tout le monde, les hommes, les femmes, les jeunes, les vieux. Les principes de l'Aïkido peuvent être appliqués par tout le monde.
Qu'est ce que le kokyu?
C'est à la fois une bonne respiration dans le mouvement, un placement des hanches et une technique juste.
Photo Bruno Rosay - uke: Eric Savalli
Saïto senseï parlait-il de ki?
Rarement. Il parlait de kokyu. Il utilisait tout le temps ce terme quand il démontrait une technique. Il disait "Normalement si vous faites les techniques comme il faut, si vous pratiquez avec kokyu, l'énergie, le ki, va circuler d'une bonne manière.". Mais il n'avait pas d'exercices spécifiques ou de discours là-dessus. D'ailleurs il avait très peu de discours. Il enseignait beaucoup par l'exemple.
Le uke doit-il suivre ou bloquer?
Le juste milieu n'est pas toujours évident à comprendre pour les gens. Dans le dojo du Fondateur il y avait un écriteau qui disait "L'utilisation de la force et l'opposition sont interdits dans le dojo.". Ce qui signifie que bloquer les techniques d'une façon systématique ne sert à rien pour progresser puisque c'est une étude. Il ne faut pas confondre saisir fermement en attaquant avec sincérité, et attaquer en ayant déjà l'intention de bloquer la technique que l'on sait que le partenaire va faire.
On sait que l'on est dans un schéma où l'on étudie une technique. On va donc répondre à une attaque dans une situation donnée. Si cette situation est modifiée on n'applique plus la même technique et parfois cela crée une confusion.
Le meilleur exemple c'est le travail des armes. Si vous êtes trop mou le moindre coup va vous faire lâcher votre arme, vous allez perdre le centre, vous n'aurez aucune possibilité d'attaquer ou d'entrer. Si vous êtes trop dur, trop figé, cela aussi vous rend très vulnérable parce qu'en face il y a une lame qui peut vous couper, un jo qui peut piquer.
Il faut être capable à la fois d'associer une forme de force et d'énergie mais en même temps de fluidité et le travail à mains nues doit se faire de la même façon. C'est pour ça que le travail des armes est très important pour intégrer des choses à mains nues. Souvent Saïto senseï nous disait quand vous pratiquez à mains nues pensez armes. Et inversement quand on travaillait les armes il disait pensez techniques à mains nues.
Dans le même esprit il disait aussi: "Quand vous pratiquez à mains nues une personne qui vous regarde doit avoir l'impression que vous avez un sabre entre les mains."
Photo Eric Savalli
Pensez-vous que l'entraînement aux armes soit indispensable?
Je répondrai encore en citant maître Saïto à qui la même question avait été posée. (rires) Il avait donné la réponse suivante: "Si quelqu'un n'étudie que le travail à mains nues mais avec un professeur qui lui-même connaît les armes de l'Aïkido et les pratique, il étudiera forcément un Aïkido correct avec les bonnes formes de corps." Mais il ajoutait toujours: "Mais une personne qui pratique aussi les armes aura un travail plus beau et plus précis."
Quelle est l'importance des atemi en Aïkido?
C'est fondamental. C'est 99% de l'Aïkido. Il n'y a pas de technique possible sans atemi. On voit dès les mouvements de base à quel moment ils doivent être placés et de quelle façon. Evidemment dans la forme fluide ils sont moins marqués, moins évidents.
Les atemis de l'Aïkido ne sont pas faits pour détruire mais pour créer une diversion. En revanche il faut qu'ils soient efficaces s'ils étaient portés sinon la diversion ne peut être créée. Pour cela le travail des armes donne une puissance et une densité dans la frappe. Les atemis de l'Aïkido sont spécifiques puisqu'ils visent les points vitaux et ils sont très précis pour chaque technique.
Saïto Morihiro et Daniel Toutain (Iwama)
Photo Eric SavalliSaïto senseï travaillait-il spécifiquement ses frappes par un travail de type makiwara?
Non mais il avait fait du Karaté plus jeune et pas mal de Kendo. Très souvent il nous montrait d'ailleurs les différences entre les formes montrées en Iaïdo ou Kendo et l'Aïkiken.
Pensez-vous que les explications sont importantes ou les démonstrations peuvent-elles représenter la majeure partie de l'enseignement?
Au Japon les gens ne se posent pas de question par rapport à un enseignant et font d'emblée confiance. Ils appliquent tout de suite même s'ils ne comprennent pas, quitte à comprendre plus tard. Ca fait partie de la culture des japonais, c'est leur façon de penser.
Par contre en occident on fonctionne de manière différente. Les gens veulent comprendre avant de faire parce que c'est ce qui va leur donner confiance. On ne peut pas chasser ça parce que cela fait des siècles que c'est comme ça. C'est une autre manière de fonctionner.
Je pense qu'il y a du bon dans les deux. Vouloir n'utiliser que l'un ou que l'autre peut nous faire passer à côté de beaucoup de choses. Si on n'analyse les choses que de façon cartésienne on va passer à côté du domaine de la sensation. Mais si au contraire on ne fonctionne qu'avec la sensation il y a sans doute des choses que l'on mettra plus de temps à comprendre. Personnellement j'ai été imprégné pendant des années des deux et j'essaye donc de faire un compromis et de prendre ce qui est bon dans chaque système pour enseigner. J'essaie de faire à la fois travailler sur la sensation, sur du ressenti, et en même temps d'expliquer de façon logique pourquoi ça marche ou pourquoi ça ne marche pas.
Photo Eric Savalli
Est-ce que vous pensez qu'il est important de suivre des stages ou pratiquer avec des maîtres différents?
Maître Saïto disait: "Allez voir plein de professeurs, regardez, choisissez et pratiquez ce qui vous convient le mieux. Allez voir différentes choses, enrichissez-vous.". Donc oui c'est une bonne chose. Mais le tout c'est de savoir déceler l'essentiel et de ne pas se disperser. Ce n'est pas non plus parce qu'on va aller voir plein de professeurs, qu'on va picorer à droite et à gauche que l'on va mieux comprendre et devenir bon.
Le suwari-waza disparaît de nombreux dojos. Pensez-vous que cela soit un travail nécessaire?
Je crois que là aussi il faut rester dans la mesure. Le travail à genoux amène une sensibilité, une stabilité, un sens du placement et de l'équilibre. Il nous oblige à utiliser la puissance des hanches car dans cette situation la force des bras et des épaules devient inutile. Maintenant évidemment il y a des blessures si on pratique de façon excessive le travail à genoux et surtout si on se déplace mal.
Normalement l'Aïkido est basé sur des gestes naturels donc il n'y a pas d'excès à avoir dans les mouvements. Il faut que ça reste très cohérent, très centré, très logique par rapport à la mécanique du corps. De cette façon on ne doit pas se blesser. Les enseignants doivent surveiller que les débutants ne se déplacent pas dans des positions où les articulations peuvent-être excessivement en extension ou dans des mauvais angles. A partir du moment où on fait les choses correctement et de façon mesurée il n'y a pas de problèmes.
Photo Eric Savalli
La pratique seul est-elle importante?
Oui. En Aïkido il s'agit essentiellement du travail des suburi.
Saïto senseï m'avait dit il ya longtemps: "Travaille tes suburi tous les jours et tu verras ta pratique à mains nues progresser.". J'ai pensé qu'il avait probablement raison mais je ne l'ai réellement compris que lorsque je me suis mis à faire des suburi tous les matins pendant une heure et demie durant un an.
Il y a aussi cette anecdote concernant l'importance qu'il accordait à ce travail. Dans les derniers jours alors qu'il était paralysé, allongé sur son lit, un uchi-deshi est venu lui faire ses adieux. Saïto senseï a rassemblé ses forces et dans un murmure il lui a dit: "N'oublie pas les suburi…".
Est-il important de connaître la culture japonaise, comprendre les racines shinto de la discipline?
C'est bien d'avoir quelques notions de japonais et il faut au moins avoir une curiosité sur la culture, c'est évident. Mais de là à parler japonais, devenir soi-même presque japonais, je crois qu'il faut démystifier. On n'a pas besoin d'être japonais ou de parler japonais pour comprendre l'Aïkido. C'est ouvert à tout le monde. Quel est le sens des grades? Osenseï semble les avoir adoptés sur le tard.
D'après ce que disait maître Saïto c'est quelque chose qui n'avait aucune importance pour lui. En rigolant il disait: "Si vous voulez je peux vous donner le 10ème dan.". Dans l'absolu ça n'a aucun sens. Mais par contre ça peut-être un repère. C'est un outil pédagogique qui a son utilité parce que ça créé des étapes pour étudier un programme. Mais en faire une fin en soi c'est se tromper de but. Aujourd'hui quelle est la situation du courant Iwama ryu?
Saïto senseï n'a jamais désigné de successeur. Il n'a jamais désigné untel au-dessus d'un autre. Il était comme un père ou un grand-père avec ses enfants. C'était aussi une de ses particularités. Il pouvait être sévère, même dur, mais il était aimé de tout le monde parce qu'il avait un cœur énorme. Et en ça il nous enseignait l'Aïkido.
On le voyait dans des petites choses du quotidien, dans l'attention qu'il portait aux autres. Il n'avait pas besoin de parler pendant deux heures de la philosophie de l'Aïkido car il la démontrait dans chacune de ses actions.
Vous avez édité deux DVD sur le travail du ken et du jo. Pouvez-vous nous en parler un peu?
Dans ces deux premiers DVD je voulais apporter aux débutants tous les rudiments pour voir, travailler toutes les bases de l'Aïkiken et de l'Aïkijo. J'y montre les suburi et tous les exercices que l'on peut faire seul, les katas de jo, les premiers exercices de base avec partenaires, etc… Comptez-vous en faire d'autres?
Oui je vais continuer. J'entreprends d'ailleurs la suite dans les semaines qui viennent. Le programme est vaste, il y aura également le travail à mains nues avec ses différents niveaux, kihon et ki no nagare, les applications, les variantes, le bukidori, le ken tai jo… On arrivera probablement à dix ou douze DVD pour couvrir le programme complet.douze DVD pour couvrir le programme complet.
Vous pensez que cela prendra combien de temps?
(Rires) Je ne sais pas du tout mais je me suis maintenant octroyé du temps pour faire ce travail que des gens me demandent depuis des années. Comme je suis assez perfectionniste je préférais avoir le temps de les faire bien.
Ce sera un bon outil pour les élèves de notre école qui sont parfois éloignés et qui seront je pense, ravis d'avoir ça. Cela leur permettra de se remettre en mémoire certaines choses. De plus on sait très bien que quand on regarde un DVD ou même que l'on est élève dans un cours, il y a des choses que l'on découvre après avoir vue la technique des centaines de fois. On trouve toujours de nouvelles choses. A ce niveau-là aussi c'est un support intéressant.
Photo Eric Savalli
Un mot pour terminer?
Un jour on a demandé à Saïto Senseï: "Quel conseil pourriez-vous donner aux pratiquants?". Il a donné une réponse très courte et très simple: "Choisir un bon professeur.".
Quel que soit le domaine c'est quelque chose de fondamental.
Merci senseï.
Photo Bruno Rosay - uke: Eric Savalli
Le site officiel de Daniel Toutain.
DVD Aïkiken.
DVD Aïkijo.
DVD stage d'été.
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