Disparition de l'efficacité martiale de l'Aïkido en deux générations
Début des années 70. Alain présente son examen de nidan devant Tamura Nobuyoshi.
Vif et volontaire, ce svelte pratiquant déroule une belle partition.
Lors du travail au tanto, la voix de maître Tamura stoppe sèchement
l'examen. Le uke qui attaquait sans engagement est invité à se rasseoir
alors qu'il demande à un autre pratiquant, Yoshi,
d'attaquer Alain correctement. Yoshi jaillit comme un ressort et
attaque Alain avec toute l'intensité dont il est capable. La scène est
impressionnante.
Durant le travail au tanto Alain, bien que touché
quelques fois, aura fait face et su gérer la situation. Tamura senseï
lui décernera volontiers un grade bien mérité.
Février 2016. Adrien, l'un de mes élèves, passe son
sandan devant un jury de l'UFA. Lors du travail aux armes ses attaques
sont posées, mais réalisées sans appels. Il touche à plusieurs reprises
ses partenaires. Après une belle prestation, Adrien se voit décerner un
sandan. Plusieurs membres du jury lui font toutefois remarquer qu'il est
"trop martial", qu'il doit "aider ses partenaires en faisant des
attaques avec appels".
Ces deux anecdotes sont authentiques, et je n'ai changé
que les prénoms des protagonistes. La première m'a été racontée
séparément par Alain et Yoshi, qui sont aujourd'hui tous deux shihans 7ème dan, et qui m'ont rapporté la scène de la même manière. La seconde m'a été directement racontée par Adrien.
L'efficacité martiale est-elle nécessaire ?
Certains pratiquants défendent l'idée que l'efficacité
martiale de l'Aïkido est inutile. Si chacun est en droit d'avoir une
opinion, il m'apparaît toutefois que la nature même de l'Aïkido est ici
en jeu. Je suis profondément convaincu que l'Aïkido doit évoluer.
Néanmoins, plus qu'une évolution, il s'agit pour moi ici de l'amputation
d'un de ses fondements.
Si les nombreux récits des prouesses du Fondateur de
l'Aïkido et de ses premières générations d'élèves font occasionnellement
preuve d'imprécisions, ils prouvent néanmoins sans l'ombre d'un doute
l'efficacité martiale de leur pratique. Et il me semble fallacieux, même
si l'on n'est pas intéressé par ce type de capacité, d'imaginer que
l'on puisse atteindre la sagesse, qualité d'être, ou tout autre élément
qui nous inspire chez les maîtres dont on se réclame et s'inspire, en
vidant leur pratique de sa substance.
Les Budos peuvent nous amener à une meilleure qualité
d'être en développant nos consciences, et en nous débarrassant de nos
peurs. La première de ces peurs est celle pour notre intégrité physique.
Et bien qu'une pratique martiale soit liée à un contexte particulier,
une efficacité dans un domaine étudié aide à relativiser et dépasser
cette peur, permettant de travailler ensuite sur d'autres éléments.
Par ailleurs, outre le fait que l'aspect martial permet de
conserver une cohérence à la discipline, il permet aussi par son
exigence de pousser le pratiquant dans ses retranchements, et lui donne
ainsi des outils plus efficaces dans sa progression. Mais pourquoi et
comment cet aspect a-t-il été perdu de vue ou relégué au second plan ?
L'expression des dernières années d'un adepte
Malgré leurs évidentes spécificités, j'ai constaté de
surprenants parallèles chez la majorité des maîtres dont j'ai étudié le
parcours. En simplifiant à l'extrême, ils passent dans leur jeunesse par
des années de formation intensive durant lesquelles ils sont à la
poursuite d'une efficacité combattive. S'ensuivent quelques décennies
durant lesquelles ils effectuent leurs recherches tout en diffusant une
pratique où la martialité continue à s'exprimer de façon claire et
évidente. Enfin, généralement aux alentours de la soixantaine, chacun
consacre les années qui lui restent à travailler dans la direction qui
lui parle le plus. A ce stade les préférences deviennent de plus en plus
marquées, et les gestes vont par exemple, selon les inclinaisons de
l'adepte, d'une amplitude extrême à un geste à peine esquissé. C'est une
étape que seule la maîtrise de ces adeptes du plus haut niveau garde de
la caricature. Un moment où leur art s'exprime librement, sans filtres,
et apparaît dans toute sa pureté.
Mais c'est aussi le moment des plus grands dangers.
S'ils n'empêchent pas toujours leurs fidèles de les
imiter, et que certains de ceux-ci ont le niveau pour le faire de façon
juste, rares sont en revanche les maîtres arrivés à ce stade à demander
aux élèves de reproduire leurs formes. Ainsi, si ils sont évidemment
dans la justesse, on peut supposer qu'ils considèrent que l'expression
qu'ils proposent est un aboutissement sur lequel on peut difficilement
se reposer pour bâtir sa pratique.
Etrange situation où ce que fait le maître n'est sans
doute pas le plus indiqué pour les élèves des premiers niveaux. Est-ce à
dire qu'il y a une forme canonique commune à tous qui ne souffrirait
d'aucunes modifications et à partir de laquelle le reste se
développerait ? Je ne le crois pas. Alors à partir de quand les
changements dans l'expression de la discipline par le maître
deviennent-ils un frein au développement des bases ? La difficulté ici
est qu'il n'y a pas de réponse simple à cette question compliquée.
L'humanité avance parce qu'elle a soif d'amélioration,
pour soi comme pour son environnement et ses créations. Et la pratique
martiale peut profiter de cet élan.
Arrivé à l'hiver de sa vie, il se trouve toutefois un
moment où un adepte, consciemment ou pas, est plus soucieux de vivre son
art, de pousser l'utilisation de son outil dans ses retranchements les
plus profonds, que de l'améliorer. C'est l'instant où il devient le plus
fascinant à suivre, mais aussi où il est le plus dangereux de l'imiter !
Pourquoi l'efficacité martiale ne s'était-elle pas diluée dans les générations passées ?
Il y a beaucoup de facteurs qui ont permis aux pratiques
martiales de ne pas perdre leurs fondements guerriers au cours des
siècles. Au départ il y a eu pendant longtemps la menace réelle et
quotidienne de la nécessité de défendre sa vie sur un champ de bataille
ou au cours d'une attaque surprise. Nul doute que la cohérence martiale
était au cœur des préoccupations de chaque adepte lors de ces périodes
troublées.
Lorsque la menace se fit plus diffuse, le système de
transmission permit toutefois de se préserver de changements majeurs
brutaux et risqués. Le maître d'une école était assisté d'experts qui,
lorsqu'il prenait de l'âge, se chargeaient de l'enseignement au
quotidien. Il était alors libre, tout en restant à la tête de l'école,
de se consacrer à sa propre pratique, et pouvait se permettre le luxe
d'explorer et exprimer des niveaux de travail qui auraient échappé à des
pratiquants trop novices.
Les adeptes qui assistaient le maître assuraient donc
naturellement l'acquisition des fondamentaux de l'école aux pratiquants
moins expérimentés, et notamment une expression martiale plus évidente.
L'enseignement qu'ils transmettaient portait toutefois les améliorations
que leur maître pouvait y avait apportées après des recherches et une
réflexion poussées.
L'Aïkido suivit d'ailleurs pendant un certain temps un
système comparable. Que l'on pense par exemple à Osenseï qui était
entouré de nombreux experts jeunes ou dans la force de l'âge tels que Toheï Koichi,
Nishio Shoji, Saïto Morihiro, Saotome Mitsugi, etc… qui se chargeaient
de l'enseignement au quotidien. Nul ne niera qu'alors que le Fondateur
ne faisait souvent plus qu'esquisser un geste dont le sens échappait à
beaucoup, ils transmettaient une pratique dont la martialité ne faisait
pas le moindre doute.
Osenseï
entouré d’uchi-deshis. De gauche à droite, Kurita Yutaka, Shimizu
Kenji, Scotome Mitsuki, Kanai Mitsunari, Toheï Akira, Ueshiba
Kisshomari, Maruyama Shuji, Watanabe Nobuyuki
Comment le système de transmission s'est-il effondré ?
Malheureusement durant les quarante dernières années, un
changement profond s'est installé subrepticement. Les adeptes
"intermédiaires", formés à une époque où la guerre et la confrontation
physique devenaient de plus en plus des constructions intellectuelles,
n'ont pour la plupart pas développé une capacité martiale à l'égale de
celle de leurs maîtres. Ecrasés par le statut d' "élève du Fondateur" de
leurs enseignants, parfois la race même de ceux dont ils devaient être
les relais, ils n'ont su pour la majorité se hisser à la hauteur de leur
tâche.
En conséquence, sans maillons intermédiaires, les
pratiquants ont reporté toute leur attention sur le "Maître".
L'affection naturelle que les élèves portent à leurs professeurs s'est
transformée en adulation, et les maîtres sont devenus des idoles.
Ainsi, alors que les maîtres mettaient pour la plupart
délibérément le "réalisme guerrier" de côté pour accentuer certains
principes qui leur tenaient à cœur, leurs gestes ont été considérés
comme le summum de l'efficacité martiale. Et leur pratique en est venue à
être considérée non pas comme une expression stylisée de leur art, mais
une sorte de gestuelle à l'efficacité magique.
Avec de moins en moins de géants pour les guider, et des
"experts" sans consistance au milieu, les pratiquants contemporains en
sont aujourd'hui réduits à imiter des expressions de pratique sans
finalité martiale, ou d'un niveau qui leur est totalement inaccessible.
Ils se rabattent alors en majorité sur des chorégraphies auxquelles ils
n'ont pas les moyens d'insuffler vie, et dans laquelle ils ne peuvent
trouver de logique combative.
C'est ainsi que l'on passe en quarante ans d'un examen où
l'on demande à un uke de retourner s'asseoir parce qu'il ne sait pas
attaquer, à une parodie où l'attaquant est réprimandé pour son manque de
complaisance…
Que faire ?
Il n'y a bien évidemment pas de solutions magiques. Tout
d'abord, il n'y a ici personne à blâmer. Comme de nombreuses illusions
collectives qui ont émaillées notre histoire, celles-ci sont le fruit de
notre soif d'absolu, de notre goût pour la magie et l'inexplicable. Et
il est vrai qu'il est doux de s'imaginer des vieillards à
l'extraordinaire efficacité, capables de se défaire de hordes de jeunes
hommes vigoureux. Malheureusement, si je n'ai aucun doute sur le fait
que les maîtres âgés conservent une potentialité martiale remarquable,
je n'en ai aussi aucun sur le fait qu'ils nous offrent autre chose de
bien plus précieux au crépuscule de leur vie. Et sur le fait que se
tromper sur la nature de ce qu'ils nous présentent est à la source de la
déliquescence de l'Aïkido.
L'Aïkido est une voie d'une extraordinaire richesse qui
évolue, et doit continuer à évoluer. Si ces changements me semblent
naturellement devoir impacter ses techniques, je pense qu'il faut être
très prudent dans la reproduction non sollicitée des formes des
dernières années des plus grands experts. En ayant constamment une
cohérence martiale en ligne de mire, en remettant en place les
différents échelons de la transmission, je suis confiant dans le fait
que nous pouvons redonner à l'Aïkido ses lettres de noblesse, et son
efficacité en tant qu'outil de développement humain.
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