Les techniques emprisonnent, les principes libèrent


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Les traditions martiales se transmettent à travers des formes. D'où qu'elles viennent et de tous temps. Si l'une des modes actuelles est à la prétendue absence de techniques, formalisme et rituels, même une observation superficielle permet de constater qu'il n'en est rien. Oui les coutumes peuvent prendre d'autres formes, oui l'enseignement technique peut être limité et ouvert, mais tous ces éléments restent présents. Car si les principes représentent le fond, ils ont besoin du support que sont les techniques pour être transmis. Le danger à éviter est d'en rester prisonnier.
Kono Yoshinori (photo Hélène Rasse)
Kono Yoshinori (photo Hélène Rasse)
Prisonnier de la technique
Les traditions martiales japonaises se sont, probablement plus que toutes autres, reposées sur des formes, katas, pour transmettre des savoir-faire. Et cette façon de faire a prouvé son efficacité à travers le temps. Non parce qu'elle était la meilleure. D'autres limitant l'importance des formes ont passé l'épreuve des siècles et prouvé que la proportion des ingrédients pouvait être variable. Simplement, bien comprise, cette méthode de transmission fonctionne. Point.
Mais toute la difficulté est de comprendre comment fonctionne cette méthode, car une mécompréhension dans le domaine de la pratique martiale peut nous amener à développer un sentiment de compétence dans le combat qui peut nous être très, très dommageable. Avant tout il convient de comprendre que la maîtrise technique n'est PAS le but de la pratique martiale. C'est un simple moyen d'intégrer les principes qui sont l'essence de l'école/art que l'on étudie.
Hino Akira (photo Hélène Rasse)
Hino Akira (photo Hélène Rasse)
La situation martiale est imprévisible. Et elle l'était d'autant plus à l'époque des bushis qui cachaient jalousement leurs techniques. En raison de leur efficacité naturellement, mais aussi car il est beaucoup plus difficile d'agir efficacement face à une situation inconnue, à des mouvements ne faisant pas partie de notre champ d'expérience. Que l'on se souvienne de la supériorité temporaire mais écrasante des Gracie lorsque leur méthode était inconnue ! Aujourd'hui le Jujitsu brésilien est reconnu comme une méthode de combat efficace avec ses spécificités, ni plus ni moins que les autres. Simplement elle avait un avantage phénoménal lorsqu'elle était méconnue de la concurrence.
Le combat de survie où tout est permis étant par définition un saut dans l'inconnu (le combat rituel est une toute autre histoire que je n'aborderai pas aujourd'hui), aucun catalogue technique ne pouvait prétendre à présenter des solutions pour chaque situation, leur nombre étant sans limite. Le cursus d'une tradition martiale visait donc à sélectionner un ensemble de situations génériques qu'il convenait ensuite d'explorer, creuser, triturer pour se l'approprier. Se limiter à répéter ad nauseam un "programme officiel" est ainsi le plus répandu des culs de sac des Budos / Bujutsus. Etre prisonnier de la technique, c'est rester bloqué à la première étape de la transmission shu / ha  / ri, celle de la copie. Celle de l'enfant qui imite son père.
Kuroda Tetsuzan à la NAMT, Nuit des Arts Martiaux Traditionnels
Kuroda Tetsuzan à la NAMT, Nuit des Arts Martiaux Traditionnels
Pourquoi le kata
Les traditions martiales japonaises s'appuient sur des katas. Ces mouvements uniques (Judo, Aïkido, …) ou ces enchaînements de techniques (Kenjutsu, Jujutsu, …) réalisés par de véritables experts démontrent une efficacité incroyable. Malheureusement ils ne fonctionnent que de façon très superficielle si ils ne sont pas sous-tendus par une modification de l'utilisation du corps. C'est pourquoi même si le nombre de formes qui composent le cursus d'une école est limité, il est essentiel.
Dans les Koryus les katas étaient enseignés dans un ordre très précis, mettant l'adepte face à des difficultés croissantes. L'élève ne se voyait d'ailleurs enseigner les étapes suivantes que si il avait surmonté les difficultés des précédentes, et intégré les subtilités qui les rendaient efficientes. Les armes étaient enseignées dans un ordre défini, de même que les katas. Un kata supérieur n'avait pas plus de chance d'être réalisé par un pratiquant n'ayant pas maîtrisé les fondamentaux, que la théorie de la réalité d'être comprise par quelqu'un qui ne maîtrise pas les additions et soustractions.
Akuzawa Minoru (photo Pierre Sivisay)
Akuzawa Minoru (photo Pierre Sivisay)
Dans certaines écoles tous les principes étaient présents dès le départ mais à des niveaux "basiques", tandis que d'autres les révélaient au fur et à mesure. Le point commun était la progressivité de l'enseignement. A ce titre on ne peut que déplorer le choix de maîtres qui, pour des raisons financières ou de préférence personnelle, enseignent les formes à des pratiquants qui n'ont pas maîtrisé les niveaux antérieurs, soit font travailler les katas dans un ordre totalement aléatoire. Leur vision à court terme représente une menace pour la survie de leur école car ses pratiquants sans maîtrise ne sont plus capables de démontrer la moindre efficacité, et ils font en outre courir un risque aux élèves qu'ils entretiennent dans l'illusion.
Tamura Nobuyoshi
Tamura Nobuyoshi
Aïkido et Daïto ryu
Si l'Aïkido puise ses racines dans plusieurs écoles, la majeure partie de son catalogue technique est issu du Daïto ryu. Cette école mystérieuse fondée par Takeda Sokaku, a pour caractéristique d'avoir un catalogue technique plus qu'étendu, dont de nombreuses formes semblent avoir été créées pour illusionner les pratiquants. Si j'aborderai ce sujet dans un article à part entière, je me contenterai d'indiquer que :
-cela ne remet en aucun cas en cause la valeur de l'école,
-cette opinion est le fruit de réflexions et d'échanges avec de nombreux experts de Daïto ryu et de chercheurs sur cette discipline,
-si peu prennent le risque de le dire à voix haute, beaucoup en privé et même aux plus hauts niveaux du Daïto ryu l'évoquent.
Ueshiba Moriheï opéra dans son enseignement un retour aux sources dans le sens où il épura le catalogue du Daïto ryu de mouvements farfelus, et transmis un cursus restreint comme dans les Koryus. Charge aux pratiquants, comme à l'époque des Bushis, de se l'approprier en l'explorant après en avoir maîtrisé les fondements. Restent toutefois les écueils de l'ordre dans lequel les techniques doivent être étudiées, de la définition des principes et stratégies transmis, etc. Les pratiquants d'Aïkido et Daïto ryu ont ainsi entre leurs mains un trésor à l'état brut… qui ne permet rien s'il n'est purifié, raffiné. Une tâche titanesque.
Ueshiba Moriheï, uke Tamura Nobuyoshi
Ueshiba Moriheï, uke Tamura Nobuyoshi
Explorer pour se libérer
Le catalogue technique est donc l'outil qui permet de se confronter aux énigmes corporelles qu'est l'efficacité extraordinaire des grands adeptes. Un véhicule nous permettant d'accéder aux principes qui, seuls, sont garants d'une évolution, et donc efficacité, profondes. Malheureusement trop d'adeptes des traditions martiales japonaises, en particulier de l'Aïkido, se contentent de répéter le catalogue de leur école comme des hamsters courant dans une roue.
L'époque est à la simplification. Ce qui est simple se comprend aisément, mais peine à retranscrire la réalité complexe de notre monde. Et l'absence de nuances polarise, donnant naissance dans les domaines les plus divers à un intégrisme déplorable synonyme de régression. Et la pratique martiale n'y échappe pas. La mesure est essentielle. Dans la culture guerrière japonaise paradoxale, les Budos / Bujutsus s'appuient sur le carcan de la technique pour amener l'adepte à la liberté, la spontanéité. Mais tous n'arrivent pas à s'en libérer…
Les techniques emprisonnent, les principes libèrent
Les techniques emprisonnent, les principes libèrent

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